Les débuts d'un empire

Dans le village de Chevry-Cossigny, vivent Jacques et Thérèse Émilie Pathé qui tiennent une charcuterie. Ils sont originaires d’Altkirch, dans le Sunguau au sud de l’Alsace. Thérèse Émilie Kech, elle, est d’origine danoise, mais née en Alsace. Lorsqu’ils se marient le 26 avril 1862 dans le 2e arrondissement de Paris, ils ont déjà deux enfants nés à Paris, Jacques en 1858 et Émile en 1860. Ils auront deux autres enfants après Charles Morand, né le 26 décembre 1863 : Théophile né le 18 janvier 1866 et Joséphine qui naîtra en 1871. Jacques et Emilie Pathé, auront en tout 8 enfants, dont trois qui n’ont pas vécu. Avec 4 fils, la famille Pathé s’installe à Vincennes, en 1866.
 
 
Pendant la « Guerre de 70 » et la « Commune », Charles est pensionnaire, à Paris, rue Blomet, avec son frère Théophile. Il travaille à la charcuterie familiale et fréquente de temps en temps l’école communale de Vincennes. Il est une nouvelle fois pensionnaire de 1875 à 1877, rue de Vaugirard à Paris. Il travaille quelques années, en apprentissage, chez un charcutier de Charenton, puis occupe différents métiers, commis charcutier, puis boucher. Charles est mobilisé sous les drapeaux, en 1884, à la 9e section d’infirmiers de Tours, puis chef magasinier à l’hôpital militaire St-Martin, à Paris. À la fin de son service militaire, en 1888, Charles travaille avec son frère aîné, Jacques, qui est boucher à Saint-Sauveur, près de Compiègne. Il fait fructifier ses affaires et pense s’établir dans le commerce de la boucherie sur les marchés parisiens et de banlieue. Il reçoit de son frère la somme de mille francs.
 
 
Le 30 juin 1889, il s’embarque au Havre, à bord du Paraguay, de la Compagnie des Chargeurs réunis, pour gagner l’Amérique du sud. Il débarque à Buenos Aires, puis il ira à Rio de Janeiro. Sur place, sa vie est plutôt aventureuse et les différents métiers qu’il exerce n’améliorent pas cette période difficile. Il souhaite, avec un proche collaborateur, exploiter une machine à laver industrielle, mais une épidémie de fièvre jaune met fin définitivement au projet. Son compagnon de travail meurt, et Charles qui lui aussi a contracté la maladie, se retrouve dans un état de santé très précaire. Il rentre en France en 1891, avec des perroquets qu’il compte revendre, mais il ne restera que quelques survivants après le voyage transatlantique.
Charles Pathé
Charles Pathé à Buenos Aires vers 1889
Cette même année 91, il tient alors un bistrot, sur une proposition de son père. La clientèle vient se rafraîchir en été et peut faire de la balançoire. Un accident grave arrive à une cliente, Madame FoyCharles qui n’est pas assuré, va proposer à cette cliente des indemnités, en allant prendre de ses nouvelles, il fait la connaissance de sa fille, Mademoiselle Marie Foy. Sa soeur, Joséphine, meurt le 16 janvier 1892, âgée de 21 ans.
En 1893, il épouse Marie Foy (née en 1872 – qui est sage-femme), bien que ses parents s’y opposent. Son oncle Charles, sera la seule personne de la famille, présente à son mariage. Il n’a ni travail, ni argent ! Il trouve une place de « gratte-papier » chez un avoué à Paris, rue de Rivoli, et reçoit six francs par jour… c’est très peu ! Charles et Marie habitent au 100 cours de Vincennes, ils paient 200 francs de loyer par an.
 
 
Incité par un ami de la famille, il se rend à la foire de Vincennes. Cette visite effectuée le premier dimanche d’août 1894, va radicalement transformer sa vie. Il y découvre le Phonographe Edison avec émerveillement. Il n’a de cesse de trouver des fonds, et parvient en dix jours à obtenir 700 francs, qu’il emprunte pour acheter un Phonographe  (1.000 francs pour l’appareil et 800 francs d’accessoires). Il cesse son travail chez l’avoué parisien. Le 9 septembre, muni de son appareil, Charles débute avec sa femme, à la foire de Monthéty (Ozoir-la-Ferrière). Dès le premier jour, ils gagnent 200 francs ! Le succès se confirme le lendemain, les auditeurs enthousiastes sont au rendez-vous.
Le 11 septembre 1894, c’est au Pèlerinage de Notre-Dame des Anges de Clichy-sous-Bois, que Charles confirme son succès. Durant cette période, les frères Werner présentent à Paris, 20 boulevard Poissonnière, le Kinétoscope EdisonCharles Pathé ne restera pas très longtemps sur les foires et marchés… Le couple s’installe au 72 cours de Vincennes à Paris, en janvier 1895. Puis Charles ouvre une boutique, en décembre, où il propose des Phonographes, avec des cylindres enregistrés ou vierges, aux forains. Il s’approvisionne à Londres deux fois par mois, et effectue les enregistrements dans ses propres locaux. Un Phonographe qui était vendu 1.000 francs en décembre 94, est vendu 850 francs, en mai 1895. La grande aventure des images va commencer… Charles achète à Londres des copies du Kinétoscope, fabriquées par Robert-William Paul, qu’il revend aux forains au prix du Phonographe. Sur les marchés et les foires, la « vision » coûte de 20 à 50 centimes.
 
 
En 1895, pour une courte période (environ 6 mois), Charles Pathé va s’associer à Henri Joly, photographe, inventeur, qui met au point un appareil de prise de vues grâce aux fonds avancés par Charles. Le 26 août, Joly dépose un brevet (N°249.875) pour « un nouvel appareil chronophotographique » dit Photozootrope (qu’il améliorera par la suite en déposant d’autres brevets). PathéJoly et même Edison, se fixent exclusivement sur la technique du Kinétoscope au spectateur unique ; mais cette même année, les frères Lumière aboutissent à la projection de leurs films (Brevet du 13 février 1895 – N°245.032) dont ils feront la première démonstration privée, le 2 mars. Quelques mois plus tard, en janvier 96, Charles congédie son associé Henri qui avait signé un contrat avec l’importateur George William de Bedts, cherchant à copier l’appareil des Lumière. Le 9 décembre, Jacques Pathé, le père de Charles, meurt à Saint-Mandé, à l’âge de 63 ans.
Affiche - frères Pathé
Affiche d'Adrien Barrère vers 1908

Avant de mourir (le 3 avril 1896, à Saint-Mandé), Émilie Pathé demande à ses fils de s’associer à leur frère Charles. Le partage des biens se fait à l’étude de Maître Emile Robillard, notaire à Montreuil-sous-Bois. Les 3 frères apportent chacun un petit capital de 8 000 francs et Charles met dans l’affaire ses Photozootropes en cours de fabrication, un appareil de prise de vues et un laboratoire. Le 9 juin un brevet est déposé par les frères Pathé (N°257.067) pour un « mécanisme à périodes de marche et d’arrêt applicable aux appareils photographiques projecteurs et à tous autres appareils ». Ils se lancent dans la fabrication de films en reproduisant des bandes Edison. Un litige avec un client nommé Girod (ou Giraud d’après les écrits de Charles Pathé) qui n’avait pas reçu sa commande de films dans le délai prévu (6 semaines de retard), met fin à la collaboration de Théophile et Jacques Pathé. Le client réclame, au titre de dommages-intérêts, la somme de 20 000 francs. Seul Émile reste avec son frère Charles, il rachète les parts de ses frères et vend son commerce de vin pour se consacrer à plein temps aux activités lancées par son frère Charles.

Le 30 septembre 1896, naît la société Pathé Frères au capital de 40 000 francs et dont le siège est au 98 de la rue de Richelieu à Paris. Société en nom collectif ayant pour objet « la fabrication et la vente d’appareils électriques, notamment de Fluoroscopes et de Kinétographes (Etc…) ainsi que l’exploitation de tous brevets relatifs à ce genre de fabrication« . Les ateliers se trouvent à Vincennes, avenue du Polygone, au numéro 1, dans les dépendances d’un café-restaurant tenu par Amélie Ernestine veuve Hervillard, ce bâtiment fait partie de l’héritage d’Émile, laissé par son père. Les deux frères Pathé soumettent une sévère concurrence aux frères Werner qui fermeront boutique rapidement, absorbés par Pathé en octobre 1898.  Émile est en charge des Phonographes, vendus aux forains avec succès, il développe aussi rapidement le Graphophone, destiné à une clientèle de particuliers. Ils choisissent comme symbole de la marque Pathé, le coq gaulois, par opposition à l’aigle américain d’Edison.

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En 1897, Charles Pathé reçoit la visite d’un « amateur », client de la maison qui souhaite visiter les ateliers de Vincennes. Cet homme, Claude Grivolas, est à la tête de la Compagnie française d’appareillage électrique. Pour son plaisir, il s’est mis à construire un appareil de prise de vue et de projection fonctionnant à 40 images par seconde. Quelques temps après cette rencontre historique, cette même année 97, la Compagnie générale de Cinématographes, Phonographes & Pellicules est fondée, société anonyme au capital de 2 000 000 de francs, « Anciens établissements Pathé Frères« .
 
 
Le siège social de la société se trouve 98, rue de Richelieu, la succursale appelée Salon du Phonographe sera établie au 26 du boulevard des Italiens, le magasin d’expédition & Cinématographe au 8 de la rue Saint-Agustin, les ateliers sont à Vincennes sur 1000 m2 et une usine de phonographes sera construite à Chatou, elle entrera en activité en novembre 1898. Claude Grivolas est nommé administrateur délégué et les frères Pathé deviennent les directeurs. Début 1898, la Compagnie acquiert une très grande part des actions de la Manufacture française d’appareils de précision et permet ainsi à Henri René Bünzli et Pierre Victor Continsouza de développer leurs ateliers de mécanique. En 1898, se sont essentiellement les Phonographes qui produisent le développement incroyable de la société, l’activité Cinéma n’ayant qu’une place très secondaire. Un opérateur de 38 ans, Pierre Caussade, prend en charge les prises de vues des productions de la maison (jusqu’en 1901). Le nom de Pathé s’internationalise rapidement. La firme américaine d’Edison parvient à s’implanter en Angleterre et aux Pays-Bas, mais pas en France.
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SOURCES bibliographiques
 
• « Études sur l’évolution de l’industrie cinématographique française » – Charles Pathé – Paris – 1918
• « Souvenirs et conseils d’un parvenu » – Charles  Pathé – 1926
• « De Pathé Frères à Pathé Cinéma » – Charles Pathé – Nice – 1940
• « Au bon temps du cinématographe » – Kodéco – 1953
• « Pathé premier empire du cinéma » – sous la direction de Jacques Kermabon – Ed. du Centre Pompidou – Paris – 1994
• « Du Cinématographe et Cinéma / 1895/1995 » – Jean Collomb & Lucien Patry – Dixit – 1995
• « Dictionnaire des Brevets cinématographiques français des origines à 1929 » – Frantz Schmitt – Éd. Prodiex – 1996
• « Ecrits autobiographiques » – Charles Pathé – L’Harmattan – 2006
• « Pathé Marconi à Chatou » – Jean-Luc Rigaud – Classiques Garnier – 2012
 
 
Quelques personnages
 
Henri René Bünzli  : né à Reims en 1870 – mort à Villennes-sur-Seine le 6 août 1961
Pierre-Victor Continsouza : né à Tulle en 1872 – mort près de Tulle le 16 août 1944.
Henri Joly : né à Vioménil dans les Vosges en 1866 – mort à Paris en 1945
Thérèse Emilie Pathé : née Kech à Wittersdorf en 1832 – morte à Saint-Mandé le 3 avril 1896.
Jacques Pathé : né le 29 mai 1831, à Altkirch – mort à Saint-Mandé le 9 décembre 1895.
Emile Pathé : né à Pau en 1860 – mort en 1937

Claude Grivolas - Inventeur, Financier & Industriel (1855 - 1938)

Claude Grivolas naît en 1855 dans une famille d’artisans et d’artistes*. Il a cinq ans lorsque son père acquiert l’ancienne orangerie de la puissante famille de Galéans des Issarts**, il y installe en 1860 une petite « filerie de cocons ». Mais en 1868, la maladie du ver à soie*** ruine l’entreprise familiale. Claude Grivolas doit quitter le pensionnat des Frères des Ecoles Chrétiennes pour travailler. Il suit alors les cours du soir municipaux. Employé dans un atelier photographique, puis dans une maison de tissus en gros, à 16 ans il entre aux archives départementales. Il y restera 7 ans. Il poursuit ses études d’électricité et de photographie. Il forme le vœu de participer à l’évolution des sciences et techniques.

Il a vingt-trois ans lorsqu’il se marie, son voyage de noce le conduit à Paris et plus particulièrement à l’Exposition universelle. Il rencontre Gramme, inventeur de la dynamo, et Louis Breguet, fabricant d’horlogerie et d’appareils de précision. Ce dernier vient d’obtenir pour la France la concession des téléphones Bell. Il commande à Grivolas l’implantation de quatre installations téléphoniques entre le bureau du préfet du Vaucluse et ses services.

Après ces premiers succès, Claude Grivolas reçoit une médaille de bronze à l’Exposition universelle d’Electricité en 1881 pour l’invention du « télécinémomètre », un appareil qui indique à distance le niveau d’un fleuve ou d’un lac.

En 1882, il fonde la première maison d’Appareillage Électrique Grivolas. Il déposera plus de cinquante brevets (notamment celui de la douille à baïonnette) qui lui permettra de supplanter l’appareillage électrique d’Edison à Paris.

En 1889, il fournira tout l’appareillage électrique de l’Exposition Universelle. Il y rencontrera Gustave Eiffel qui deviendra son ami.

* La famille Grivolas est liée au Félibrige, école littéraire constituée en Provence au milieu du XIXème afin de restituer au provençal son rang de langue littéraire (Mistral, Aubanel, Roumanille…)

** Charles-Hyacinthe, marquis de, ambassadeur en 1752.

*** Pébrine.

Une nouvelle passion : le cinématographe

Après trois années passées à l’électrification de la ville de Cannes, il rentre à Paris en 1895 et découvre le Kinétoscope d’Edison, puis le cinématographe. Entre 1896 et 1901, Claude Grivolas déposera au moins trois brevets portant sur le cinéma (appareils de prise de vue, de projection). Parallèlement à ses inventions techniques, il réfléchit à l’évolution du cinématographe en tant qu’industrie. Ainsi, il propose aux frères Lumière, à Lyon, une association pour « faire du cinéma une industrie ayant pour objet la création de pièces théâtrales. » L’offre est rejetée.On lui conseille de s’adresser aux frères Pathé.

L’incendie du Bazar de la charité

Le 3 mai 1897, l’incendie du Bazar de la Charité va avoir des répercussions terribles sur la jeune Société Pathé Frères. L’incendie fait 140 morts dont beaucoup de personnalités qui étaient venues assister à une représentation du cinématographe des frères Lumière. Les financeurs du cinématographe vont être réticents à investir dans cette nouvelle invention après le drame du 3 mai.

Une rencontre d’intérêt, la création de La Compagnie Générale de Cinématographes, Phonographes et Pellicules. Claude Grivolas s’intéresse de près au cinématographe et il rencontre Charles Pathé à Vincennes.

Le besoin de capitaux pour poursuivre les activités de la branche cinématographique de la société Pathé Frères pour les uns, l’envie de travailler et d’investir dans le développement cinématographique pour Claude Grivolas favorisera une rencontre d’intérêts mutuels. Les relations resteront complexes entre les nouveaux partenaires. Claude Grivolas apparait certes comme celui qui va permettre en 1897 la création d’une société anonyme conséquente (La Compagnie Générale de Cinématographes, Phonographes et Pellicules) mais aussi celui qui éclipsera le pouvoir des frères Pathé.  » Rien ne pouvait être plus précis. Mon frère et moi nous n’étions plus propriétaires, c’est certain. Nous cédions la place à un groupe* ». Les frères Pathé deviennent directeurs pour Emile de la branche phonographique, pour Charles de la branche cinématographique. Il n’en demeure pas moins vrai que les deux frères perdent leur pouvoir de décision, ils ne siègent pas au Conseil d’Administration, au profit d’industriels stéphanois regroupés autour de Claude Grivolas. Pour Claude Grivolas, les frères Pathé apparaissent comme des hommes qui s’intéressent plus au profit qu’à la technique, n’étant ni l’un ni l’autre des inventeurs, ni même des ingénieurs.

Dès 1898, les premières usines sont construites à Chatou, ville où réside Claude Grivolas et où il y a développé des activités de construction mécanique**.

 * In Charles Pathé, Ecrits autobiographiques, coll. Les temps de l’image, Ed. L’Harmattan, Paris, 2006.

** L’activité phonographique se déroulera sur près d’un siècle de 1898 à 1992, date de la fermeture de l’usine Pathé Marconi EMI à Chatou. Après une joute politique et un combat associatif et politique, les usines seront arasées fin 2004.

Usine Pathé de Chatou (78)
Représentation de l'usine vers 1905

Au début des années 1900, Claude Grivolas démissionnera de son poste d’ingénieur-conseil à la tête de la Compagnie Générale après avoir été le personnage clé de son existence et développement. Cette mise à l’écart au profit d’un autre ingénieur : Continsouza et de l’entrée au Conseil d’Administration d’un proche des frères Pathé, G. Lelièvre, isolera un peu plus Claude Grivolas. Tout en poursuivant ses activités comme Président ou Administrateur délégué de différents Conseils d’Administration : Appareillage électrique Grivolas, Compagnie générale de Glace Hygiénique, Compagnie des Eaux Minérales de Saint Nectaire, Claude Grivolas reste partie prenante de la société Pathé dans la branche cinématographique, dirigée par Charles Pathé. Il en démissionnera en 1929, après le contrôle de la société par Natan. Pendant les dernières années de sa vie Claude Grivolas traverse des difficultés : affaire Natan et Stavisky ; une dégradation de sa santé, principalement de ses facultés mémorielles. Il meurt en 1938 dans l’indifférence.

Jean-Luc Rigaud